Chapitre XXXV
Je ne la verrai plus ; que fais-je sur la terre ?
Pourquoi rester en proie à des soins superflus ?
Heureusement bientôt doit finir ma misère :
Je dois mourir ; je ne la verrai plus.
Miss Joanna Baillie, Basile.
– Je ne sais que faire de vous, M. Osbaldistone, me dit Mac-Gregor en me passant la bouteille : vous ne mangez pas, vous ne paraissez pas avoir envie de dormir, et vous ne buvez point, quoique ce vin de Bordeaux vaille le meilleur qui soit jamais sorti de la cave de sir Hildebrand. Si vous aviez toujours été aussi sobre, vous auriez peut-être évité la haine mortelle de votre cousin Rashleigh.
– Si j’avais toujours été prudent, lui répondis-je en rougissant au souvenir de la scène qu’il me rappelait, j’aurais évité un plus grand malheur encore, les reproches de ma conscience.
Mac-Gregor jeta sur moi un regard fier et pénétrant, comme pour voir si le reproche que je m’adressais ne lui était pas destiné. Il reconnut que je ne pensais qu’à moi en ce moment, et il tourna sa chaise du côté du feu en poussant un profond soupir.
J’en fis autant, et nous restâmes tous deux quelques minutes dans une profonde rêverie.
Il rompit le silence le premier, du ton d’un homme qui a pris la résolution d’entamer un sujet d’entretien qui lui est pénible. – Mon cousin Nicol a de bonnes intentions, me dit-il ; mais il ne réfléchit pas assez sur le caractère et la situation d’un homme comme moi, considérant ce que j’ai été, ce qu’on m’a forcé de devenir, et par-dessus tout les causes qui m’ont fait ce que je suis.
Il s’arrêta, et quoique je sentisse que la conversation qui paraissait devoir s’engager était d’une nature délicate, je ne pus m’empêcher de lui répondre que je ne pouvais douter que sa situation actuelle ne dût souvent lui déplaire souverainement, que je serais heureux d’apprendre qu’il lui restât quelque chance honorable pour en sortir.
– Vous parlez comme un enfant, répliqua Mac-Gregor d’un ton de voix sourd qui ressemblait au roulement d’un tonnerre éloigné ; vous parlez comme un enfant qui croit que le vieux chêne peut se plier aussi facilement qu’un jeune arbrisseau. Puis-je oublier qu’on m’a frappé de proscription, qu’on a mis ma tête à prix comme celle d’un loup, qu’on a traité ma famille en mon absence comme la femelle et les petits d’un renard des montagnes, que chacun peut tourmenter, avilir, dégrader, insulter ; que ce nom glorieux de Mac-Gregor, que j’avais reçu d’une longue suite d’ancêtres guerriers, il m’a été défendu à moi et à mon clan de le porter, comme si c’eût été un talisman pour conjurer les malins esprits ?
Tandis qu’il parlait ainsi, il me fut aisé de voir qu’il ne faisait l’énumération de ses griefs que pour se monter l’imagination, enflammer sa colère, et justifier à ses yeux le genre de vie dans lequel il avait été entraîné. Il y réussit parfaitement. Ses yeux gris contractant et dilatant alternativement leurs prunelles semblaient lancer des torrents de flammes. Il ferma le poing, grinça des dents, porta la main sur la poignée de sa claymore, et se leva brusquement.
– Et l’on verra, s’écria-t-il d’une voix à demi étouffée par la violence de ses passions, on verra que ce nom qu’on a osé proscrire, le nom de Mac-Gregor, est en effet un talisman pour conjurer les enfers. Ceux qui sourient aujourd’hui au récit des injures qui m’ont été faites frémiront de ma vengeance. Le misérable marchand de bœufs montagnard, banqueroutier, marchant pieds nus, dépouillé de tout, déshonoré, poursuivi comme une bête féroce, fondra sur eux dans un moment terrible, comme le faucon sur sa proie. Ceux qui ont méprisé le ver de terre et qui l’on foulé aux pieds pousseront des hurlements de désespoir quand ils le verront changé en serpent monstrueux aux yeux étincelants. Mais à quoi bon parler de tout cela ? ajouta-t-il en se rasseyant et en prenant un ton plus calme. Vous devez bien penser que la patience d’un homme est à bout quand il se voit chasser comme un loup, un ours ou un sanglier, et cela par des amis et des voisins qui courent sur lui le sabre d’une main et le pistolet de l’autre, comme vous l’avez vu aujourd’hui au gué d’Avondow : la patience d’un saint n’y tiendrait pas, à plus forte raison celle d’un Highlander ; car vous pouvez savoir, M. Osbaldistone, que nous ne passons pas pour posséder à un bien haut degré ce beau présent du ciel. Et cependant il y a du vrai dans ce que Nicol me disait. J’ai du chagrin pour mes enfants. Je ne puis penser sans regret que Rob et Hamish mèneront la même vie que leur père. – Et le sort de ses enfants le plongeant dans une affliction que le sien ne lui faisait pas éprouver, il mit les coudes sur la table et appuya sa tête sur ses deux mains.
Je ne puis vous dire, Tresham, combien je me sentis attendri en ce moment. Les chagrins auxquels une âme fière, noble et vigoureuse, est forcée de s’abandonner, m’ont toujours plus profondément ému que ceux des esprits plus faibles. Mais je n’en avais jamais été témoin ; et combien n’est-il pas différent d’en lire le récit, ou d’en avoir le tableau sous les yeux ! J’éprouvai le plus vif désir de consoler Mac-Gregor, quoique je prévisse que cette tâche serait difficile, et peut-être même impossible.
– Nous avons des liaisons étendues sur le continent, lui dis-je ; vos fils ne pourraient-ils pas, avec quelque assistance, et ils ont droit à celle de la maison de mon père, trouver une ressource honorable en prenant du service chez l’étranger ?
Je crois que mes traits annonçaient la sincère émotion que j’éprouvais, car mon compagnon parut s’en apercevoir. – Je vous remercie, me dit-il en me serrant fortement la main ; je n’aurais pas cru que l’œil d’un homme aurait vu la paupière de Mac-Gregor se mouiller d’une larme. Et en parlant ainsi il essuyait du dos de sa main celles qui s’échappaient malgré lui à travers les cils épais de ses paupières. Demain matin, continua-t-il, nous en parlerons, et nous causerons aussi de vos affaires ; car nous nous levons de bonne heure dans nos montagnes, même quand par hasard nous trouvons un bon lit. Boirez-vous avec moi le coup des grâces ?
Je le priai de m’en dispenser.
– Eh bien ! par l’âme de saint Maronoch, je le boirai pour nous deux. Et se versant au moins une demi-pinte de vin, il l’avala tout d’un trait.
Je me jetai sur le lit qui m’était destiné, résolu de remettre les questions que je me proposais de lui faire à un moment où son esprit serait plus tranquille. Cet homme extraordinaire s’était si bien emparé de mon imagination qu’après m’être couché il me fut impossible de ne pas suivre tous ses mouvements pendant quelques minutes. Il parcourait toute la chambre à pas lents, faisait de temps en temps le signe de la croix, prononçait à voix basse, en latin, quelques prières de l’Église catholique. Enfin, s’enveloppant de son plaid, il se jeta sur un lit, plaça d’un côté sa claymore nue, de l’autre ses pistolets armés, et se disposa à goûter quelque repos, de manière qu’au moindre bruit il pouvait mettre la main sur ses armes. Au bout de quelques minutes, je le vis dormir profondément. Accablé de fatigue, et cherchant à bannir le souvenir de toutes les scènes dont j’avais été le témoin pendant cette journée mémorable, je ne tardai pas à m’abandonner aussi au sommeil ; et, quoique j’eusse plus d’un motif pour m’éveiller de bonne heure, il était assez tard lorsque j’ouvris les yeux le lendemain. Mac-Gregor était déjà parti. J’éveillai M. Jarvie, qui, après avoir bâillé, s’être frotté les yeux et s’être plaint d’avoir encore les os brisés par suite de la fatigue qu’il avait éprouvée la veille, se trouva enfin en état d’entendre l’heureuse nouvelle que les billets enlevés à mon père m’avaient été remis. Il me la fit répéter deux fois pour être certain de m’avoir bien entendu ; et, oubliant aussitôt toutes ses souffrances, il s’assit près de la table et s’empressa de comparer les effets qui m’avaient été rendus avec la note que M. Owen lui avait remise.
– Fort bien, fort bien ! dit-il en faisant sa vérification. Mais voyons, voyons ! Baillie et Wittington, 700 livres 6 shillings 8 pence. Parfaitement exact. Hum ! hum ! hum ! Grub et Grinder, 800 livres. C’est de l’or en barres. Pollock et Peelman, 500 livres 10 shillings. C’est cela même. Sliperytongue... Ah ! ah ! il est en faillite, mais c’est une bagatelle. Il manque bien quelques billets qui étaient aussi pour de petites sommes. Allons, allons, Dieu soit loué ! Voilà notre affaire finie, bien finie, et rien n’empêche que nous ne fassions nos adieux à ce maudit pays. Quant à moi, jamais je ne songerai au loch Ard sans trembler.
Mac-Gregor entrait en ce moment. – Je suis fâché, cousin, de ne pouvoir vous recevoir aussi bien que je l’aurais désiré. Si cependant vous êtes assez bon pour venir visiter ma pauvre demeure...
– Bien obligé, cousin, s’écria précipitamment M. Jarvie, bien obligé ! Mais il faut que nous partions, que nous partions sur-le-champ. M. Osbaldistone et moi nous avons des affaires qui ne peuvent se différer.
– Eh bien ! cousin, vous connaissez notre maxime : recevez bien l’hôte qui vous arrive, ouvrez la porte à celui qui veut partir. Mais vous ne pouvez vous en aller par Drymen. Je vous ferai conduire par le lac jusqu’au bac de O’Balloch, et j’aurai soin que vous y trouviez vos chevaux, et c’est une maxime du sage, qu’il ne faut jamais retourner par la même route quand il y en a une autre de libre.
– Oui, oui ! c’était une de vos maximes. Quand vous emmeniez des bestiaux, vous aviez pour principe de ne jamais retourner par la même route que vous aviez suivie en venant, et Dieu sait pourquoi. Vous n’aviez pas grande envie de revoir les fermiers dont votre bétail avait mangé les foins chemin faisant. Et j’ai bien peur qu’à présent, Rob, votre route ne soit encore plus mal marquée.
– Raison de plus pour n’y pas repasser trop souvent. Ainsi donc vous trouverez vos chevaux à O’Balloch. Ils seront conduits par Dougal, qui entre pour cela au service du bailli, et qui n’est plus un montagnard, un homme du pays de Rob-Roy. C’est un habitant paisible du comté de Stirling. Et tenez, le voici.
– Jamais je n’aurais reconnu la créature, s’écria M. Jarvie. Et de fait il aurait été difficile de reconnaître le sauvage Highlander en le voyant couvert du chapeau, des bas et de la redingote qui naguère avaient appartenu à André Fairservice. Il était monté sur le cheval du bailli, et conduisait le mien par la bride. Il reçut de son maître ses dernières instructions pour éviter quelques endroits où il aurait pu être suspect, pour prendre diverses informations dans le cours de son voyage, et enfin pour nous attendre au lieu indiqué, près du bac de Balloch.
Mac-Gregor voulut nous accompagner, et comme nous devions faire quelques milles avant de déjeuner, il nous recommanda un verre d’eau-de-vie comme un excellent préparatif de voyage, et sur ce point M. Jarvie se trouva parfaitement d’accord avec lui.
– Mon père le diacre, dit-il, m’a toujours dit que c’était une mauvaise habitude, une habitude pernicieuse, de boire dès le matin des liqueurs spiritueuses, si ce n’est quand on a un voyage à faire, afin de fortifier l’estomac, qui est une partie délicate, et de le garantir contre l’effet du brouillard ; et en pareils cas je l’ai vu toujours joindre l’exemple au précepte.
– Il avait raison, cousin, dit Rob-Roy ; et c’est pour cela que nous autres qui sommes les Enfants du Brouillard[136], nous avons le droit d’en boire tout le long de la journée.
Le bailli, ayant pris cette précaution salutaire, monta sur un poney montagnard qu’on lui avait amené. On m’en offrit un pareillement, mais je préférai marcher à pied avec notre escorte ; elle se composait de Mac-Gregor et de six jeunes montagnards d’une taille athlétique, dispos, vigoureux et bien armés, qui étaient en quelque sorte ses gardes du corps ordinaires.
Lorsque nous approchâmes du défilé dans lequel le combat avait eu lieu, et qui avait été témoin d’une action plus horrible encore, Mac-Gregor se hâta de prendre la parole, comme pour répondre, non à ce que je lui disais, puisque je gardais le silence, mais aux réflexions auxquelles il jugeait avec raison que je me livrais.
– Vous devez nous juger un peu sévèrement, M. Osbaldistone ; il n’est pas naturel de penser que cela puisse être autrement. Mais vous ne devez pas oublier que nous avons été provoqués. Nous sommes un peuple ignorant et grossier, peut-être violent et impétueux ; mais nous ne sommes pas cruels. Nous vivrions en paix et soumis aux lois si l’on ne nous eût privés de la paix et de la protection des lois. Nous avons été un peuple persécuté...
– Et la persécution, dit le bailli, rend fous les hommes les plus sages.
– Que fallait-il donc que fissent des hommes comme nous, vivant comme vivaient nos pères il y a mille ans, et n’étant guère plus éclairés qu’ils ne l’étaient ? Les édits sanguinaires rendus contre nous, la défense qu’on nous a faite de porter un nom ancien et honorable, les échafauds qu’on a dressés pour nous, la manière dont on nous chasse comme des bêtes féroces : tout cela n’appelait-il pas des représailles ? Tel que vous me voyez, j’ai assisté à vingt combats comme celui dont vous avez été témoin hier, mais jamais je n’ai ordonné la mort de personne de sang-froid ; et cependant on me pendrait volontiers comme un chien enragé, à la porte du premier seigneur qui voudrait parer son château de ce trophée.
Je répondis que la proscription de son nom et de sa famille était, dans mes idées anglaises, une mesure tyrannique et arbitraire ; et voyant que ces paroles lui faisaient plaisir, je lui réitérai ma proposition de chercher à obtenir du service pour lui et pour ses fils en pays étranger ; il me serra cordialement la main, et, ralentissant un peu le pas pour que M. Jarvie nous précédât, manœuvre d’autant plus facile que le sentier se rétrécissait en cet endroit, il me dit :
– Vous êtes un bon et honorable jeune homme ; vous comprenez certainement ce qui est dû aux sentiments d’un homme d’honneur ; mais les bruyères que mes pas ont foulées pendant ma vie doivent me couvrir après ma mort. Tout mon courage m’abandonnerait, mon bras se flétrirait comme la fougère pendant la gelée si je perdais de vue les montagnes qui m’ont vu naître. Le monde entier n’offre rien qui puisse me dédommager de la perte des cairns[137] et des rochers, tout sauvages qu’il sont, que vous voyez autour de nous. Et Hélène, que deviendrait-elle ? Resterait-elle ici pour être exposée à de nouveaux outrages, à de nouvelles atrocités ? Pourrait-elle consentir à s’éloigner d’une scène où le souvenir des insultes qu’elle a reçues est adouci par la vengeance qu’elle en a tirée, qu’elle en tirera encore ? J’ai été une fois tellement serré de près par le duc, par mon grand ennemi, comme je puis bien l’appeler, que je fus obligé de céder à l’orage ; j’abandonnai ma demeure du pays natal, avec ma race et ma famille, afin de nous réfugier pour un temps dans le pays de Mac-Callum-More. – Hélène fit sur notre départ un chant de lamentation que Mac-Rimmon[138] lui-même n’aurait pu mieux faire. Ce chant était si piteux et si touchant que nos cœurs étaient brisés en le lui entendant chanter ; c’était comme les gémissements d’un fils qui pleure la mère qui l’a porté dans son sein ! Les larmes coulaient sur les traits endurcis de nos Highlanders. Non, je ne voudrais pas être témoin d’une pareille scène, pour toutes les terres que les Mac-Gregor ont autrefois possédées[139].
– Mais vos fils, lui dis-je, ils sont encore dans un âge où vos compatriotes eux-mêmes n’ont pas de répugnance à parcourir le monde.
– Aussi serais-je charmé qu’ils tâchassent de faire leur chemin au service de France ou d’Espagne, comme le font tant de bons gentilshommes écossais. Hier soir votre plan me semblait praticable mais j’ai vu ce matin Son Excellence avant que vous fussiez levé, et je ne puis plus y penser à présent.
– Il est donc logé bien près de nous ? m’écriai-je vivement.
– Plus près que vous ne le pensez ; mais il ne paraissait pas se soucier que vous vissiez la jeune dame, et c’est pour cela que...
– Il n’avait pas besoin d’être inquiet, dis-je avec quelque hauteur : je ne cherche point à voir les gens malgré eux.
– Il ne faut pas vous piquer ainsi, ni prendre l’air d’un chat sauvage dans un vieux if ; car vous devez savoir qu’il vous veut du bien, et il vous en a donné des preuves : c’est même ce qui a mis le feu aux bruyères.
– Le feu aux bruyères ? Je ne vous comprends pas.
– Quoi ! ne savez-vous pas que tout ce qui arrive de mal en ce monde est causé par les femmes et par l’argent ? Je me suis toujours méfié de Rashleigh, depuis qu’il a vu qu’il ne pourrait jamais avoir miss Vernon pour femme, et je crois que c’est pour cela qu’il a eu sa première querelle avec Son Excellence. Mais ensuite vint l’affaire de vos papiers ; et, dès qu’il se fut trouvé obligé de les rendre, nous avons maintenant la preuve qu’il se rendit en poste à Stirling, et qu’il déclara au gouvernement tout ce qui se passait à petit bruit dans nos montagnes, et même encore plus ; c’est ce qui fit qu’on prit sur-le-champ des mesures pour arrêter Son Excellence et la jeune dame, et pour me faire aussi prisonnier ; et je ne doute pas que ce soit Rashleigh qui ait déterminé le pauvre diable de Morris, à qui il pouvait faire croire tout ce qu’il voulait, à entrer dans le complot pour m’attirer dans le piège. Mais, quand Rashleigh Osbaldistone serait le dernier et le plus brave de sa race, si jamais nous nous rencontrons, je veux que le diable me combatte lui-même l’épée à la main si mon dirk ne fait connaissance avec le cœur du traître !
Il prononça cette menace en fronçant le sourcil d’un air sinistre et en portant la main sur son poignard.
– Je serais tenté de me réjouir de tout ce qui s’est passé, lui dis-je, si je pouvais espérer que la trahison de Rashleigh fût un moyen d’empêcher l’explosion qu’on croit devoir bientôt éclater, et pût mettre un terme aux intrigues politiques dans lesquelles je ne vous cacherai pas que je vous soupçonne de jouer un des premiers rôles.
– Ne croyez pas cela. La langue d’un traître ne peut nuire à la bonne cause. Il est vrai qu’il connaissait nos secrets, et sans cela les châteaux de Stirling et d’Édimbourg seraient déjà en notre pouvoir. Mais notre entreprise est trop juste, et trop de gens y prennent part pour qu’une trahison puisse la faire avorter, et vous en verrez la suite avant qu’il soit longtemps. Maintenant j’en reviens à vos offres obligeantes pour mes enfants. Je vous en remercie beaucoup ; et, comme je vous le disais, j’avais hier soir quelque envie de les accepter. Mais je vois que la perfidie de Rashleigh va obliger tous nos seigneurs à se déclarer sur-le-champ, à moins qu’ils ne veuillent se laisser prendre dans leurs châteaux, enchaîner comme des chiens, et traîner à Londres pour y être justiciés, comme cela est arrivé à tant d’honnêtes nobles et gentilshommes en 1701. La guerre civile est comme le basilic. Nous avions couvé pendant dix ans l’œuf qui la contient ; nous pouvions le couver encore aussi longtemps ; mais Rashleigh est venu casser la coquille, et a ainsi accéléré la naissance du serpent. Or, dans une telle crise, j’ai besoin de tout mon monde ; sans manquer aux rois de France et d’Espagne, auxquels je souhaite toute sorte de bonheur, je crois que le roi Jacques les vaut bien, et qu’il a des droits aux services de Rob et d’Hamish, puisqu’ils sont nés ses sujets.
Il ne me fut pas difficile de prévoir que ces mots annonçaient une convulsion nationale générale et prochaine ; et, comme il aurait été inutile et peut-être dangereux de combattre les opinions politiques de mon guide, dans le lieu et les circonstances où je me trouvais, je me contentai de quelques observations générales sur les malheurs qui seraient la suite de tout ce qu’on pourrait tenter en faveur de la famille royale exilée.
– Eh bien ! eh bien ! répliqua Mac-Gregor, c’est un moment à passer. Le ciel n’est jamais si beau qu’après un orage : si le monde est tourné sens dessus dessous, les honnêtes gens ont pour eux la chance de n’être plus réduits à mourir de faim.
J’essayai de ramener la conversation sur Diana ; mais, quoiqu’il parlât sur d’autres sujets souvent avec plus de liberté que je ne l’aurais désiré, Mac-Gregor gardait toujours une sorte de réserve sur celui que j’avais le plus à cœur d’approfondir. Tout ce qu’il voulut bien me dire fut qu’il espérait que la jeune dame se trouverait bientôt dans un pays plus tranquille que ne le serait probablement le nôtre pendant un certain temps. Je me trouvai obligé de me contenter de cette réponse, sauf à espérer que quelque hasard heureux pourrait encore me favoriser, et me procurer au moins la triste consolation de faire de derniers adieux à l’objet qui régnait dans mon cœur bien plus souverainement que je ne l’aurais cru avant de m’en séparer pour toujours.
Nous suivîmes les bords du lac pendant environ six milles d’Angleterre, par un étroit sentier qui en dessinait toutes les sinuosités et qui nous offrait une foule de beaux points de vue. Nous arrivâmes alors à une espèce de hameau, ou plutôt à un assemblage de chaumières près de la source de cette belle pièce d’eau appelée, si je m’en souviens, le Diard, ou quelque nom à peu près semblable. C’est là qu’une troupe de Highlanders, aux ordres de Mac-Gregor, nous attendait.
Le goût de même que l’éloquence des castes sauvages, ou incivilisées, pour parler d’une manière plus correcte, est ordinairement juste, parce qu’il est dégagé de toute affectation et de tout esprit de système. J’en eus une preuve dans le choix que ces montagnards avaient fait du local où ils se proposaient de recevoir leurs hôtes. On a dit qu’un monarque anglais devrait recevoir l’ambassadeur d’une puissance à bord d’un vaisseau de ligne ; de même un chef des Highlands ne pouvait mieux consulter les convenances qu’en choisissant une situation où les traits de grandeur propres à son pays peuvent produire le plus d’effet sur l’esprit de ceux qui viennent le visiter.
Nous remontâmes à environ deux cents pas des bords du lac, en suivant un petit ruisseau, laissant sur la droite quatre à cinq chaumières entourées de petites pièces de terre labourables qui semblaient avoir été défrichées dans le taillis qui les environnait, et encore couvertes de récoltes d’orge et d’avoine. Plus loin la colline devenait plus escarpée, et nous vîmes briller sur le sommet les armes d’environ cinquante des partisans de Mac-Gregor qui y étaient stationnés, bannières déployées, et dans un si bel ordre que je n’y pense encore qu’avec admiration. Le ruisseau qui descendait de la montagne rencontrait en cet endroit une barrière de rochers, opposant à sa course des obstacles qu’il franchissait en formant deux cataractes distinctes.
La première ne tombait que d’environ douze pieds ; un vieux chêne l’ombrageait de ses rameaux obliques, comme pour voiler ses sombres flots reçus dans une espèce de bassin de pierre presque aussi régulier que s’il eût été taillé par le ciseau du sculpteur. Les eaux, se resserrant ensuite dans un lit plus étroit, faisaient une seconde chute d’environ cinquante pieds dans une espèce de gouffre formé par des rochers nus et stériles d’où elles s’échappaient ensuite pour porter tranquillement leur tribut dans le lac.
Avec le goût naturel aux montagnards, et surtout aux Écossais, dont l’imagination est souvent poétique et romanesque, la femme de Rob-Roy avait fait préparer notre déjeuner dans un lieu bien choisi pour produire sur des étrangers une impression d’admiration respectueuse. Les Highlanders sont un peuple aussi réfléchi que fier ; et, quoique nous le regardions comme grossier, il porte ses idées de cérémonie et de politesse à un point qui pourrait paraître excessif s’il n’avait toujours soin de déployer en même temps une grande supériorité de forces. C’est ainsi que le salut militaire, qui paraîtrait ridicule rendu par un paysan ordinaire, a un caractère martial et imposant quand il est offert par un Highlander complètement armé. Notre réception eut donc lieu avec assez de cérémonie.
Les Highlanders qui étaient dispersés sur le haut de la montagne formèrent leurs rangs dès qu’ils nous aperçurent, et se montrèrent à nous en colonnes serrées, à la tête desquelles se trouvaient trois personnes que je reconnus bientôt pour Hélène et ses deux fils. Mac-Gregor fit alors écarter notre escorte en arrière, et ayant engagé M. Jarvie à descendre de cheval parce que la montée devenait trop rapide, il se plaça entre nous deux, et nous continuâmes notre marche à pas lents. À mesure que nous avancions, nous distinguions le son sauvage et discord des cornemuses, auquel le bruit des cascades faisait perdre une partie de sa rudesse.
Quand nous ne fûmes plus qu’à quelques pas, Hélène Mac-Gregor vint à notre rencontre. Ses vêtements étaient plus soignés que la veille et lui donnaient un air plus féminin ; mais ses traits offraient le même caractère de résolution et de fierté inflexibles. Lorsqu’elle ouvrit les bras pour y serrer M. Jarvie, qui était loin d’espérer et surtout de désirer ce tendre embrassement, je vis à l’agitation convulsive de tous les nerfs de mon ami, qu’il éprouvait la même sensation qu’un homme qui, serré entre les pattes d’un ours, ne saurait si l’animal veut le caresser ou l’étouffer.
– Cousin, lui dit-elle tandis qu’il reculait à deux pas pour rajuster sa perruque, soyez le bienvenu ; et vous aussi, jeune étranger, ajouta-t-elle en se retournant vers moi ; excusez la rudesse de l’accueil que vous avez reçu hier. N’en accusez pas notre cœur, mais les circonstances. Vous êtes arrivés dans notre malheureux pays dans un moment où le sang teignait nos mains et bouillonnait dans nos veines. Elle prononça ce peu de mots avec l’air et le ton qu’aurait pu prendre une princesse au milieu de sa cour. Elle ne se servait pas d’expressions vulgaires, comme on le reproche aux Écossais des Lowlands ; elle avait un accent provincial assez marqué ; ayant appris l’anglais comme nous apprenons les langues mortes, elle le parlait avec grâce et aisance, mais avec un ton déclamatoire, parce qu’elle ne s’en était jamais servie pour les usages journaliers de la vie. Son mari, qui dans son temps avait fait plus d’un métier, employait un dialecte moins relevé, moins emphatique ; et cependant, comme vous avez pu le remarquer si j’ai pu parvenir à rendre fidèlement ses discours, ses expressions devenaient plus pures et plus recherchées et ne manquaient ni de dignité ni d’une certaine noblesse quand il parlait d’une affaire importante ou à laquelle il prenait un vif intérêt. Il me parut aussi que, comme d’autres Highlanders que j’ai connus, il se servait du dialecte écossais des Lowlands dans la conversation familière et enjouée ; mais qu’en traitant des sujets graves et sérieux ses idées s’arrangeaient dans sa tête dans sa langue naturelle, et que la traduction qu’il faisait en anglais donnait à son style un caractère d’élévation presque poétique. Dans le fait, le langage de la passion a presque toujours autant de pureté que de force, et il n’est pas extraordinaire d’entendre un Écossais qui ne trouve rien à répliquer aux reproches amers et piquants d’un de ses concitoyens lui dire, comme pour s’excuser : – Vous avez eu recours à votre anglais.
Quoi qu’il en soit, l’épouse de Mac-Gregor nous invita à un déjeuner servi sur le gazon, et qui consistait en tout ce que son pays pouvait offrir de plus recherché. Mais l’air sombre et l’imperturbable gravité de notre hôtesse, et le souvenir du rôle que nous lui avions vu jouer la veille, suffisaient pour rembrunir la plus brillante atmosphère. Le chef fit de vains efforts pour inspirer la gaieté. Il semblait que nous assistions à un repas funèbre ; la contrainte et la gêne y régnaient, et nous nous sentîmes soulagés d’un grand poids quand il fut terminé.
– Adieu, cousin, dit-elle à M. Jarvie quand nous nous levâmes pour partir. Le meilleur souhait qu’Hélène Mac-Gregor puisse faire pour ses amis, c’est de ne plus les revoir.
Le bailli commençait à lui balbutier une réponse qui aurait probablement contenu quelque lieu commun de morale ; mais l’air grave, le regard sombre et mélancolique de celle à qui il voulait l’adresser le déconcertèrent au point qu’oubliant son importance magistrale il toussa plusieurs fois, la salua, et garda le silence.
– Quant à vous, jeune homme, me dit-elle, j’ai à vous remettre un gage de souvenir de la part d’une personne que vous...
– Hélène ! s’écria Mac-Gregor en fronçant le sourcil, que veut dire ceci ? Avez-vous oublié ?...
– Je n’ai rien oublié de ce dont je dois me souvenir, Mac-Gregor. Ce ne sont pas des mains comme les miennes, ajouta-t-elle en étendant ses bras nus, longs et nerveux, qu’il faudrait employer pour présenter un gage d’amour, si ce gage ne devait être accompagné de misère et de désespoir. Jeune homme, continua-t-elle en me présentant une bague que je me souvins d’avoir vue au doigt de miss Vernon, ceci vous est offert par une personne que vous ne verrez plus. Si c’est un gage de malheur, il ne pouvait mieux vous parvenir que par la main d’une femme à qui tout bonheur est désormais étranger. Les derniers mots qu’elle m’adressa furent ceux-ci : – Qu’il m’oublie pour toujours !
– Et peut-elle croire que cela soit possible ? m’écriai-je presque sans savoir que je parlais.
– Tout peut s’oublier, reprit cette femme extraordinaire ; tout, excepté le sentiment du déshonneur et le désir de la vengeance.
– Seid suas[140] ! s’écria Mac-Gregor en frappant du pied la terre avec impatience.
Le son discordant de l’instrument favori des montagnards coupa court à la conférence ; nous prîmes congé de notre hôtesse en silence, et nous nous remîmes en route, tandis que je réfléchissais sur cette nouvelle preuve qui venait de m’être acquise qu’aimé de Diana, j’en étais séparé pour toujours.